La « thèse de Cassiciacum »

Sous ce titre peu explicite se cache un essai de preuve-explication qui concerne la situation de l’Église catholique depuis le concile Vatican II. Plus précisément, il s’agit du Siège apostolique qui se trouve dans une condition très particulière, car ceux qui l’ont successivement occupé depuis 1963 ont établi, promu, maintenu et étendu des doctrines nouvelles et des rites sacramentels nouveaux, qui sont en rupture et en opposition parfois diamétrale avec la foi catholique telle qu’elle était auparavant professée, et avec l’héritage de la Tradition apostolique dont l’Église vivait visiblement jusqu’à cette révolution inouïe.

Comme la doctrine qui concerne l’autorité du souverain Pontife, ainsi que son infaillibilité et sa juridiction universelle et immédiate sur chacun des fidèles catholique, est immuable et relève elle aussi de la foi, apparaît clairement un conflit d’allégeance que le R. P. Guérard des Lauriers (1898−1987) a examiné en tentant de ne rien diminuer de la doctrine ni de ne rien négliger dans les faits avérés, afin que chacun puisse continuer à exercer la foi catholique dans son intégrité.

Cette tentative est à mes yeux réussie, et elle recèle une lumière précieuse sur la nature de l’autorité pontificale, sur l’exigence de la foi, sur la rigueur de la preuve possible. On trouvera dans les notes qui suivent quelques éléments de connaissance et de réflexion à ce propos.

La « thèse » du R. P. Guérard des Lauriers, objet du premier Cahier de Cassiciacum, est disponible sur le site de la librairie Damase : Cahier de Cassiciacum n° 1

Abbé Hervé Belmont

I. Bref exposé

Face au déferlement d’équivoques, de réformes apparentées au protestantisme et d’erreurs graves qui a envahi et suivi Vatican II, la situation des catholiques décidés à conserver la foi et à en porter témoignage est devenue paradoxale : en effet, pour s’opposer à la nouvelle religion qui colonise les structures de l’Église catholique, il faut, semble-t-il, se soustraire à la puissance pontificale et réduire à un vain mot l’autorité qu’elle a reçue de Jésus-Christ – ce qui est aussi une autre nouvelle religion aussi déviante que celle qu’on veut combattre.

Pour sortir de ce dilemme (car c’en est un vrai), ou plus exactement pour répondre à l’exigence de la foi sans rien renier de la doctrine catholique, le R. P. Michel-Louis Guérard des Lauriers – prêtre dominicain reconnu pour sa fidélité, sa science et son arduité – a élaboré une preuve / explication qu’il a diffusée auprès de ses amis, puis il l’a publiée dans une revue théologique créée à cet effet : Les cahiers de Cassiciacum.

Du coup, cette preuve / explication a reçu (de qui ?) le nom de Thèse de Cassiciacum sous lequel elle est désormais connue.

Elle consiste en ceci (qui n’est qu’un rapide schéma) :

  • Le point de départ est une induction : l’ensemble des actes de Paul VI (puisque c’était alors lui qui siégeait à Rome) concourent à la destruction de la religion catholique et à son remplacement par la religion de l’homme sous une forme de protestantisme larvé. D’où suit la certitude que Paul VI n’a pas l’intention habituelle de procurer le bien / fin de l’Église, qui est Jésus-Christ plenum gratiæ et veritatis.
  • L’intention habituelle de procurer le bien de l’Église est une condition nécessaire (l’ultime disposition) pour qu’un sujet élu pape reçoive communication de l’autorité pontificale qui le fait être avec Jésus-Christ, et tenir le rôle de son Vicaire sur la terre.
  • En conséquence, Paul VI est dépourvu de toute autorité pontificale ; il n’est pas Pape formaliter ; il n’est pas Vicaire de Jésus-Christ. En un mot, il n’est pas Pape.
  • Ses actes sont donc dépourvus de toute autorité tant magistérielle que canonique ; du coup, on voit comment il n’est pas impossible que les actes de Paul VI soient contraires à la foi catholique et incompatibles avec l’autorité pontificale, et que l’affirmer n’est en rien nier les prérogatives d’un Pape, en particulier son infaillibilité et sa juridiction universelle et immédiate.
  • Cependant, cette preuve ne dit rien de la personne de Paul VI, car l’intention qui lui est déniée n’est pas son intention personnelle (finis operantis, qui demeure hors de cause) mais l’intention objective qui est habituellement immanente à ses actes (finis operis). Elle ne permet donc pas d’affirmer que Paul VI est personnellement hors de l’Église catholique, pour raison de péché d’hérésie ou de schisme.
  • Ce qui nécessite d’affirmer que si Paul VI n’est pas Pape formaliter, il le demeure cependant materialiter, comme simple sujet élu, assis sur le Siège pontifical, ni Pape ni anti-pape.

* * *

Si l’on veut donc brièvement caractériser la thèse de Cassiciacum, deux points sont à noter.

Le premier est que ladite thèse consiste en une induction, c’est-à-dire en un raisonnement qui se fonde sur l’expérience (ici, l’observation de la convergence habituelle des actes de Paul VI), qui énonce une proposition issue de cette base, et qui s’achève dans une vérification.

Cette nature inductive, avec le type propre de certitude à laquelle elle conduit l’esprit [1], rend raison de l’introduction de la distinction : pape materialiter / Pape formaliter : voilà le deuxième point notable.

Nous aurons ci-dessous l’occasion de revenir sur la vérification qui achève l’induction. En attendant, il importe de s’arrêter un peu à la distinction materialiter / formaliter, car sa compréhension a souvent été entravée par une sorte de « chosification ».

Il ne s’agit pas du tout d’affirmer qu’il existerait une matière de Pape ou une forme de Pape, et que les Papes de Vatican II seraient une espèce de pâte à modeler pontificale informe, ou une clef qui n’a pas été limée pour être adaptée à la serrure. C’est un simplisme affecté par ceux qui s’en vont répétant qu’« il n’y a pas de matière sans forme » et que cette distinction est donc insensée.

Il s’agit d’exprimer un rapport, ou l’absence d’une relation exigée par la nature des choses. L’analogie avec le péché met bien cela en lumière.

Nota à l’intention des simplistes qui viennent d’être évoqués : comme nous sommes en présence d’une analogie, il faut avoir présent à l’esprit qu’il y a plus de différences que de ressemblances ; et que la mise en évidence de la ressemblance ne vise pas à prouver (à prouver quoi, d’ailleurs ?), mais qu’elle est destinée à faire saisir par l’intelligence le rapport materialiter / formaliter. C’est ce qui nous intéresse en l’occurrence.

Si je raconte une mauvaise action de mon voisin, si cette action est nuisible, si je parle avec une intention droite, si je m’adresse uniquement à ceux auxquels il est utile ou indispensable d’être informés, s’il y a proportion de gravité entre mon récit et la mauvaise action : je fais une action droite qui n’est pas un péché.

S’il s’avère que de fait le voisin n’a jamais accompli l’action en question et que j’ai été trompé sans qu’il y ait de ma part légèreté ni témérité, mon récit n’est pas davantage pour moi un péché. La qualification morale de mon action n’est pas changée.

Mais il y a tout de même un désordre objectif, un manquement à la vérité, un tort à la réputation du voisin : et cela n’est pas rien, cela entraîne une obligation morale de rétractation prompte, proportionnée et efficace.

Il y a péché matériel, il n’y a pas péché formel. Ce péché simplement matériel (materialiter tantum) n’est rien du point de vue de la culpabilité : ma conscience n’est pas chargée, je n’ai pas commis de péché. Cette action n’est pas pour autant un acte bon. Du point de vue du péché, elle est donc un rien, mais… et ce mais peut devenir péché si je ne satisfais pas à l’obligation qui en résulte.

De même, un pape materialiter tantum n’est pas Pape ; il est dépourvu de tout pouvoir tant magistériel que juridictionnel. Du point de vue de l’autorité, il n’est rien.

Cependant, du point de vue de la papauté, il est un rien, mais… bien que démuni de tout ce qui fait qu’un pape est Pape, il assure une certaine continuité sur le Siège apostolique, où il possède quelque titre, juridique ou potentiel, à être présent (nous examinerons cela) ; cela empêche qu’on le qualifie d’antipape à bon droit.

II. Mon adhésion

A. Adhésion à l’intention théologale

Ce qui n’est pas explicitement énoncé est partout sous-jacent à l’exposé de la thèse de Cassiciacum ; c’est l’intention qui l’anime, et qui a présidé à son élaboration : une intention théologale. Il s’agit non seulement de vouloir conserver la foi catholique, il s’agit non seulement de se fonder sur les énoncés de la foi catholique, il s’agit de la mettre en œuvre, cette vertu de foi, il s’agit de demeurer dans sa lumière. Cette intention théologale est la conviction que le juste discernement de la situation de l’Église, de la situation de son autorité, et du devoir corrélatif des fidèles, ne peut provenir que de la foi exercée. Ce discernement ne peut exister avec rectitude et sécurité qu’à l’intérieur de l’acte de foi, et en lien nécessaire avec lui.

Pour cette intention théologale, ma gratitude est immense à l’égard du R. P. Guérard des Lauriers ; mon adhésion va sans réserve à ce qu’il y a de plus primitif dans la thèse de Cassiciacum.

B. Adhésion à la doctrine de l’autorité

Un des moments majeurs de la thèse de Cassiciacum est l’exposé de la doctrine de l’autorité, et notamment de la différence essentielle (qui n’empêche pas l’unité analogique) entre les diverses autorités naturelles, et l’autorité surnaturelle du Pape.

Ce qui est constitutif d’une autorité naturelle, ce qui est son essence même, c’est l’ordination au bien commun, c’est la charge du bien commun existant dans une personne désignée par un fait de nature (la paternité, par exemple) ou d’une autre manière (hérédité, élection, conquête…).

Ce qui est constitutif de l’autorité pontificale, c’est l’être avec Jésus-Christ (puisque l’autorité pontificale est une autorité vicaire), c’est la communication surnaturelle de l’autorité de Jésus-Christ dans une personne placée à la tête de l’Église militante.

L’ordination au bien commun demeure évidemment (sinon il n’y aurait même pas analogie), mais ce n’est plus à titre constitutif : c’est à titre de condition nécessaire, comme aussi de nécessaire crédibilité.

La thèse de Cassiciacum comporte sur ces questions de précieux développements qui emportent l’adhésion.

C. Adhésion au « corps de la thèse »

Le corps de la thèse a été énoncé plus haut, et j’y souscris entièrement. Je répète donc.

Paul VI (et ses successeurs qui lui succèdent en cela d’abord) n’avait pas l’intention habituelle (intention effective, efficace, immanente aux actes) de procurer le bien / fin de l’Église catholique.

Il était donc inhabile à recevoir communication de l’autorité de Jésus-Christ, puisque cette intention est l’ultime disposition du sujet pour recevoir communication de l’autorité pontificale. Comme toute ultime disposition à la réception d’une forme, elle se tient du côté de la matière (le sujet), mais elle est l’effet de la forme (l’être avec Jésus-Christ).

Du point de vue du fidèle, cette absence habituelle d’intention – parfaitement constatable à celui qui exerce la foi, puisque l’intention droite devrait être immanente aux actes qui norment la foi – empêche l’adhésion à une autorité inexistante. En effet, elle s’accuse en une absence de crédibilité (mieux, une absurdité de crédibilité) qui a le même effet que si deux propositions contradictoires étaient simultanément présentées comme révélées par Dieu : la raison ne peut pas adhérer. Autant la raison peut (et éventuellement doit) adhérer à ce qui la dépasse, à ce qui la déroute, autant elle ne peut pas adhérer à ce qui éteint la lumière que Dieu a mis en elle (car l’extinction de cette lumière néantiserait la foi elle-même, qui serait privée de sujet d’inhésion).

D. Adhésion à la conclusion essentielle

En conséquence, c’est sans réserve que j’adhère à la conclusion principale de la thèse de Cassiciacum : Paul VI n’est pas Pape formaliter, il n’est aucunement détenteur de l’autorité pontificale, il n’est pas le Vicaire de Jésus-Christ, tous ses actes sont nuls et non avenus.

Cette conclusion me semble en effet d’une particulière solidité, pour les raisons que voici.

  1. La conclusion ne va pas au-delà de la preuve. Cette preuve est fondée sur l’observation des actes de Paul VI, et non sur la qualification de sa personne ; la conclusion se tient dans le même registre.
  2. Le raisonnement ne fait pas état de thèses théologiques (sur le cas du Pape hérétique ou schismatique) qui, si vraies et vénérables qu’elles soient, ne sont que des enseignements permis. Comme ces thèses ne sont pas assumées par l’Église, elles n’ont pas titre à normer nécessairement l’intelligence catholique, et les mettre en œuvre ne maintiendrait pas une certitude relevant de la foi catholique.
  3. Le raisonnement ne fait pas état de l’état de conscience de Paul VI ni d’un de ses successeurs, il fait abstraction des péchés d’hérésie ou de schisme qu’ils auraient commis et qui les mettraient personnellement hors de l’Église. En dehors de l’intervention de l’autorité légitime qui a pouvoir d’impérer l’acte de foi, on ne peut catégoriquement affirmer la formalité des hérésies éventuellement proférées.
  4. L’induction s’achève dans la vérification, opération dans laquelle elle puise son unité, la fermeté de sa saisie de l’unum convertible avec l’être. Ce peut être une expérience cruciale, un témoignage autorisé et proportionné, l’analogie de la foi, le rejet d’une contradiction.
    L’induction qui constitue l’ossature de la thèse de Cassiciacum est doublement achevée, quant à la réalité de l’intention habituelle de Paul VI et quant à l’absence d’autorité pontificale en lui.
    1. Tout d’abord, l’immense catastrophe qui a accompagné et suivi Vatican II est bien l’œuvre de Paul VI. Non seulement parce que lorsque les fruits délétères sont apparus, il en a maintenu les causes – manifestant ainsi qu’elles entraient dans son intention – mais aussi parce qu’il a assumé ces causes, il les a revendiquées, il a pris leur défense, il a voulu leur communiquer toute l’autorité nécessaire. C’est ce qu’il a fait, avec véhémence, dans l’allocution au Consistoire du 24 mai 1976 (AAS 1976, pp. 372-377).
    2. Parmi les nombreux actes de Paul VI qui ont contribué au changement de religion, certains, même pris à part, sont strictement incompatibles avec l’autorité pontificale : on pense bien sûr à l’affirmation que la liberté religieuse est fondée sur la Révélation divine, et à la réforme liturgique. Ces actes servent d’expérience cruciale, et donc d’achèvement, pour l’induction, et ainsi lui communiquent une certitude qui relève de la lumière de la foi. L’autonomie que semble posséder l’argument fondé sur ces actes ne change pas la nature inductive de la thèse de Cassiciacum, parce qu’en retour on est assuré de ne faire ni une mauvaise lecture ni une interprétation erronée de ces actes cruciaux, par le fait qu’ils prennent place dans une série d’actes qui tous convergent vers le même bouleversement de la foi, de la liturgie et de la discipline catholiques. C’est en raison de ce retour que le raisonnement demeure de nature inductive.
  5. La conclusion demeure dans la lumière de la foi, parce que le raisonnement ne fait aucune excursion hors de cette lumière ; ainsi le raisonnement ne fait qu’exprimer et expliciter une nécessité qui relève de l’exercice de la foi catholique.

E. Réflexion sur le materialiter

Paul VI demeure pape materialiter : ce fut, c’est la part la plus originale de la thèse du Père Guérard des Lauriers. Souvent, elle est mal comprise : on y voit une sorte de division de la puissance pontificale – ce qui ne se peut évidemment concevoir – ou un subterfuge pour ne pas avoir à trancher, voire un camouflage.

L’affirmation de cette permanence du materialiter dans les occupants de fait du Siège apostolique répond à un triple souci :

  • la nécessaire adéquation à la preuve. Puisque celle-ci ne dit rien de la situation personnelle de Paul VI et de ses successeurs quant à la possession (ou non) de la foi théologale, il faut que la conclusion n’aille pas au-delà ;
  • la prise en compte du fait d’une occupation pacifique du Siège apostolique. Entendons-nous : cette occupation est extrêmement violente et illégitime du point de vue de la foi et du bien de l’Église, elle crie vengeance devant Dieu. Mais, de fait, elle n’a pas été et n’est pas contestée de façon significative : cela demeure un fait massif, visible par tous, qui peut ne pas être sans conséquences ;
  • l’apostolicité de l’Église, qui nécessite une continuité telle que le prochain vrai Pape apparaisse comme le successeur du dernier et donc comme le successeur de saint Pierre – et ainsi le soit en réalité.

Maintenant, si l’on s’interroge sur le sens exact de materialiter, sur son contenu, il faut prendre en compte l’avancée du temps et les changements réels qu’il apporte.

Il y avait chez Paul VI un fait juridique : il était le sujet élu par les cardinaux et reconnu par eux ; cette réalité juridique s’est effilochée aux conclaves suivants puisque le nombre des vrais cardinaux n’a cessé de décroître. Pour l’élection de François I Bergoglio, il n’y en avait plus. Et donc la consistance du materialiter n’est pas demeurée identique. Le materialiter qu’on peut attribuer à François I Bergoglio est assez ténu : comme il ne reste rien de l’ordre juridique, il ne reste qu’un fait public (l’être-là) qui n’est qu’une disposition prochaine à être reconnu par l’Église universelle en cas de rupture avec la nouvelle religion de Vatican II. Il y a encore une continuité (qui n’est pas sans incidence sur l’apostolicité de l’Église) mais cette continuité est une continuité en puissance.

F. Perplexité devant deux développements de la thèse

Deux développements postérieurs de la thèse de Cassiciacum me semblent en dissonance avec son caractère théologal et la rigueur qu’elle déploie dans son exposition.

Le premier est du Père Guérard des Lauriers lui-même. La rédaction de son travail était achevée en 1978 : c’est le cœur de la thèse, qu’on trouve dans le premier numéro des Cahiers de Cassiciacum aux pages 33-99. Pour la publication dans les Cahiers, il lui a ajouté un Avertissement qui contient une extension peu crédible (p. 11) : l’auteur y affirme que l’infaillibilité étant attachée à la personne physique du pape, Paul VI aurait pu (bien qu’il ne l’ait pas fait) actuer le charisme d’infaillibilité en posant un acte du Magistère extraordinaire.

Je ne peux adhérer à cette affirmation hasardeuse pour quatre raisons :

  • elle repose sur un souvenir erroné de l’enseignement du concile du Vatican. Celui-ci, dans le décret Pastor Æternus (18 juillet 1870, Denzinger 1839), affirme que le Pape « jouit, en vertu de l’assistance divine qui lui a été promise en [la personne du] bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que soit pourvue son Église lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi ou la morale ; par conséquent, ces définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église ». Le caractère personnel de l’infaillibilité ne peut se référer qu’à la succession de saint Pierre dans l’assistance divine, et au fait qu’aucun consentement supplémentaire, épiscopal ou autre, n’est requis. Le concile n’affirme donc en rien qu’il s’agirait d’un privilège attaché à la personne physique ; mais plutôt il le présente comme un privilège attaché à l’autorité pontificale [2] ;
  • elle semble supposer que le pouvoir pontifical est divisible, fractionnable : ce qui est erroné et impossible ;
  • elle identifie par trop infaillible et extraordinaire. La définition de Vatican I ne limite pas l’infaillibilité pontificale à la locution ex Cathedra ; de plus, le mot extraordinaire est inconnu des définitions concernant le magistère, et n’a d’ailleurs pas la même extension que l’ex Cathedra de Pastor Æternus ;
  • elle contredit ce que le Père Guérard des Lauriers affirme (à juste titre) dans le corps de sa propre thèse (aux pages 97 et 99), à savoir qu’il faut ignorer Paul VI et ne pas en faire état.

Le second développement auquel je résiste est plus tardif, et d’ailleurs je ne sais à qui il faut l’attribuer. C’est l’affirmation que non seulement nous sommes en présence d’un pape materialiter tantum, mais que nous serions en présence, à Rome et dans tous les diocèses de la chrétienté, de toute une hiérarchie materialiter, des évêques et des cardinaux quasiment jusqu’aux sacristains.

Cela aussi me semble erroné pour les deux raisons impératives que voici :

  • pour l’apostolicité de l’Église catholique considérée sous l’aspect de la continuité, seule importe la succession du Siège apostolique. La pérennité de chacun des autres sièges n’est pas indispensable : il n’y a aucune nécessité de foi (et donc aucune adéquation à la réalité) d’affirmer un materialiter à leur propos ;
  • les nominations des cardinaux et des évêques sont des actes de la juridiction pontificale, qui est précisément absente et que rien ne peut remplacer — alors que la nomination du souverain Pontife n’est en rien un acte de juridiction, ce qui fait que la question du Siège romain est radicalement différente de celle des Sièges particuliers ou du Sacré-Collège.

G. La thèse de Cassiciacum est aussi un bien utile

La Thèse de Cassiciacum est vraie pour elle-même, car elle est une confession pleine et entière de la foi catholique conforme à toute la doctrine catholique et aux faits avérés, et intérieure à la foi exercée.

Grâce à cela, elle est aussi un bel instrument de discernement qui nous sera précieux pour distinguer le moment où – par une grâce de Dieu véritablement miraculeuse – l’autorité sera restaurée.

Mais de plus, elle a paru comme un rempart élevé contre toutes sortes de folies qui commençaient à poindre çà et là, une barrière raisonnée contre les déviances à craindre dans une situation d’anarchie : conclavisme, millénarisme, sacres épiscopaux, apocalypsomanie, esprit sectaire, survivantisme, erreurs doctrinales diminuant l’autorité pontificale, justification de la désobéissance, libre examen, esprit schismatique dû au refus d’accorder à de nombreux catholiques la qualité de membres du Corps mystique de Jésus-Christ, prédominance de la « sécurité » sur la vérité etc.

Enfin… elle aurait logiquement dû être ce rempart. Mais la confusion des esprits a pris de telles proportions qu’invoquer la logique est devenu naïveté.

* * *

Notes

[1] Brève note technique. Un raisonnement est une opération de l’esprit (de l’intelligence humaine) qui fait progresser la connaissance en la conduisant du connu vers l’inconnu, en produisant une nouvelle saisie de l’être, un nouveau jugement. L’induction et la déduction sont deux genres de raisonnement bien différents, mais qui tous deux conduisent (s’ils sont bien menés) à la certitude : dans les deux cas, l’esprit adhère à une nouvelle proposition sans éprouver la crainte de se tromper.

Cependant, ces certitudes sont de qualités différentes parce que l’adhésion de l’esprit est diverse. La certitude issue de la déduction est une certitude qui s’impose, la certitude issue de l’induction est une certitude qui se construit.

Dans la déduction, la saisie de l’unité du moyen terme est instantanée (même s’il faut un temps de réflexion pour bien saisir le problème, mais cette réflexion n’est que préalable) ; cette saisie de l’unité est une saisie de l’être (ens et unum convertuntur) et rend légitime un nouveau jugement, qui est ainsi placé sous la lumière des principes auxquels il s’origine.

Dans l’induction, l’esprit construit petit à petit une proposition (une hypothèse) à partir des faits observés, puis conçoit (« invente ») la vérification de cette proposition, tout en saisissant l’unité de son opération, c’est-à-dire l’unité de la proposition en tant qu’issue de l’observation, et de la proposition en tant qu’appelant cette vérification. Cette vérification effectuée valide la proposition et lui donne d’être un jugement ferme. Cette certitude est plus laborieuse, mais elle est plus humaine, et devient davantage structurelle dans la vie de l’esprit qui en bénéficie.

La proposition issue de l’induction est (toutes choses égales d’ailleurs) mieux saisie en compréhension que celle qui est issue de la déduction, parce que le processus qui l’a engendrée demeure davantage immanent. Sa certitude est donc d’une qualité différente (moins immédiate, moins indépendante du raisonnement, mais plus profonde et plus intime à l’esprit).

La vérification en laquelle s’achève l’induction est nécessaire, car l’intelligence humaine ne voit pas la nature universelle des choses dans une collection de cas singuliers. Il est donc nécessaire d’établir l’adéquation de l’hypothèse à la réalité objective. Mais cette vérification ne serait pas suffisante si elle était isolée : elle n’est opérante que comme vérification, elle n’aboutit que parce qu’elle est entée (greffée) sur l’observation qui fonde l’hypothèse. S’il en était autrement, si la vérification isolée était une véritable démonstration, ce ne serait plus vraiment une induction (comme dans le cas des raisonnements par récurrence en mathématiques).

[2] Cette lecture « personne physique » du décret Pastor Æternusa été d’avance exclue par la Députation de la Foi (Mgr Vincenz Gasser) qui précisa avant la définitionde l’infaillibilité de la locution ex Cathedrale sens précis et les implications du texte qui sera voté : « Petrus extra hanc relationem ad Ecclesiam universalem positus in suis successoribus hoc veritatis charismate ex certa illa promissione Christi non gaudet— Hors de leur relation à l’Église universelle, Pierre et ses successeurs ne jouissent pas de ce charisme de vérité qui leur a été donné en vertu de la promesse certaine de Jésus-Christ (Mansi, lii, 1214 b, cité par J.-P. Torrell o.p., L’infaillibilité pontificale est-elle un privilège « personnel » ?, Revue des Sciences philosophiques et théologiques, xlv, 2, avril 1961, p. 244).

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