Tout le pontificat de saint Pie X a été marqué par la lutte contre le modernisme. Il faut dire que celui-ci était arrivé à maturité, comme héritier de tous les grands courants qui avaient rongé la pensée et la foi catholiques au xixesiècle : le naturalisme, le rationalisme, le libéralisme, l’américanisme. On pourrait encore dire que ces quatre grands courants sont les enfants du protestantisme et de la philosophie des lumières à travers le système révolutionnaire qui, des institutions sociales, remonte dans les mentalités puis dans les intelligences. Mais cela nous mènerait trop loin.
Quand saint Pie X succède à Léon XIII, en 1903, l’univers catholique est gangrené par le modernisme. Léon XIII laisse un corps doctrinal lumineux (soixante-quatre encycliques, qui sont autant de merveilleux traités), mais cette lumière n’a pas empêché le modernisme de progresser et de s’imposer ; c’est que la progression du modernisme n’est pas due à un défaut de lumière mais à des causes morales et des procédés révolutionnaires que saint Pie X manifestera avec beaucoup d’à-propos.
Aussi, saint Pie X ne recommence pas ce que Léon III a si bien fait ; il s’y adosse et entreprend une lutte plus directe, à laquelle il est préparé par une intelligence hors du commun, une expérience pastorale vraiment complète, et une sainteté éminente qui met sous la motion du Saint-Esprit et son intelligence et son expérience.
Quand saint Pie X annonce que le mot d’ordre de son pontificat est de tout restaurer en Jésus-Christ (Omnia instaurare in Christo), il n’entend pas se limiter aux mœurs, mais il veut y inclure l’intelligence et la mentalité chrétiennes, les familles, les institutions, tout ce que le péché et la révolution ont plus ou moins réussi à arracher à l’influence de notre Sauveur.
Après trois années consacrées à la restauration de la vie intime de l’Église (sainte eucharistie, musique sacrée, instruction religieuse, culte de Notre-Dame), saint Pie X entreprend deux campagnes très actives et fructueuses contre le modernisme : en 1907 et en 1910.
Les documents publiés par saint Pie X à cet effet sont nombreux :
- lettre au Cardinal Ferrari [12 juin 1907] louant les évêques de Lombardie des condamnations par eux faites contre le modernisme ;
- lettre à Mgr Commer [14 juin 1907] pour le remercier de la réfutation d’un auteur moderniste, Hermann Schell ;
- décret Lamentabili sane exitu du Saint-Office [3 juillet 1907]. Condamnation de soixante-cinq propositions extraites de l’enseignement des modernistes (la sainte Écriture ; la foi ; notre Seigneur Jésus-Christ ; les Sacrements, l’Église) ;
- instruction du Saint-Office Recentissimo [28 août 1907] aux Ordinaires et supérieurs religieux, pour que le décret Lamentabili soit rigoureusement appliqué et efficace dans les séminaires ;
- encyclique Pascendi dominici gregis [8 septembre 1907]. Exposition ordonnée et synthétique de la doctrine moderniste, avec ses principes, ses conséquences, sa tactique ;
- motu proprio Præstantia affirmant la pleine autorité des décrets de la Commission biblique (ils sont nombreux contre les théories scripturaires des modernistes) et portant l’excommunication réservée au souverain Pontife contre ceux qui professent les erreurs modernistes ;
- allocution au Consistoire [16 décembre 1907] renouvelant la condamnation des modernistes, et affirmant qu’il est encore plus triste de les voir se prétendre fils de l’Église catholique qu’il ne le serait de les voir quitter l’Église ;
- motu proprio Sacrorum Antistitum [1 septembre 1910] promulguant un ensemble de mesures pour enrayer la progression des modernistes qui se sont constitués en société secrète, et instituant le serment anti-moderniste ;
- lettre à M. Gaspard Decurtins [15 septembre 1910], le louant de son étude sur le modernisme littéraire, détour pernicieux du modernisme pour faire la conquête des esprits ;
- déclaration de la sacrée Congrégation consistoriale [25 septembre 1910] précisant des difficultés soulevées à propos du décret Sacrorum Antistitum ;
- de nombreux décrets de la sacrée Congrégation de l’Index, portant condamnation des œuvres des modernistes (livres ou revues) Laberthonnière, Loisy, Fogazzaro, Le Roy, Brémond…
Le sommet de cette lutte est, bien évidemment, l’encyclique Pascendi.
Le décret Lamentabili sane exitu condamne soixante-cinq propositions modernistes : comme d’une part il présente, par son style même, ces erreurs de façon fragmentée ; comme d’autre part il a laissé de côté tout ce qui concerne les doctrines philosophiques, théologiques, historiques, critiques, apologétiques de l’école moderniste ; on pouvait conjecturer que saint Pie X ne tarderait pas à publier un nouveau document où ces doctrines létales seraient condamnées. L’attente ne fut pas longue. Le décret est du 3 juillet 1907 ; la publication de l’encyclique Pascendi dominici gregis qui expose et réprouve les doctrines des modernistes est datée du 8 septembre.
Pour comprendre l’importance et la nécessité de ce document, pour en saisir l’ensemble, l’étendue, la profondeur et l’immense portée, il suffit de suivre pas à pas l’encyclique elle-même. Pour qui a fait l’expérience de la lire, on découvre qu’elle est merveilleusement compréhensible, alors qu’elle expose des doctrines incompréhensibles.
L’exorde nous dit combien il était nécessaire que le Pasteur suprême mît un terme aux ménagements dont il avait usé jusque-là dans l’espoir d’un amendement qui ne s’est pas réalisé.
Ceux qui professent l’erreur sont des catholiques qui, sous couleur d’amour pour l’Église, donnent l’assaut à tout ce qu’il y a de plus sacré dans l’œuvre de Jésus-Christ et rabaissent sa personne à une condition purement humaine. C’est du dedans qu’ils travaillent à la ruine de l’Église. De plus, c’est à la racine même de l’arbre qu’ils s’attaquent, c’est-à-dire à la foi et à son implantation dans l’intelligence naturelle. Ces deux raisons ne permettent pas au Pasteur suprême de garder plus longtemps le silence. Mais comment saisir les doctrines des modernistes ? Ils évitent de les présenter méthodiquement et dans leur ensemble ; ils se font par tactique ondoyants et indécis.
Saint Pie X les montrera à l’Église universelle tels qu’ils sont. Leurs doctrines sont exposées dans l’Encyclique avec une parfaite clarté, avec la plus scrupuleuse exactitude, avec l’indication des liens qui les rattachent l’une à l’autre. C’est la partie la plus développée de l’Encyclique. En tenant compte des ouvrages ou des articles de revues qu’il fallait compulser ; des imprécisions voulues des textes à analyser ; de l’éparpillement de ces textes, du nombre et de la diversité des erreurs particulières qu’ils renferment, des précautions prises par les auteurs pour ne pas heurter de front la doctrine catholique, on sent que la tâche était ardue ; elle a été divinement accomplie.
Impossible d’avoir une exposition plus complète, plus exacte, mieux ordonnée et plus lumineuse des doctrines modernistes. C’est la clarté portée jusqu’aux profondeurs et dans tous les réduits de l’erreur. Ceux qui se sont laissé séduire n’auront qu’à se mettre en face de l’encyclique ; ils y verront comme dans un miroir fidèle les traits de modernisme dont ils sont affligés ; ils n’auront qu’à les faire disparaître en eux et, s’ils ont le zèle de Dieu, dans ceux où ils les rencontreront, peut-être par leur fait.
La seconde partie de l’Encyclique indique les causes du modernisme. La troisième ordonne les remèdes à employer pour en arrêter les ravages.
I. Les doctrines
Les modernistes assemblent et mélangent pour ainsi dire en eux plusieurs personnages : le philosophe ; le croyant ; le théologien ; l’historien ; le critique ; l’apologiste ; le réformateur.
A. — Le philosophe moderniste pose en principe l’agnosticisme, c’est-à-dire l’impossibilité pour l’homme de connaître ce qui est au-delà des phénomènes sensibles, Dieu en premier lieu. Le phénomène religieux s’explique par l’immanence vitale, de cette manière : Le sentiment religieux a sa racine au-delà de la conscience et au-dessous d’elle dans un besoin inconscient du divin. De ce besoin vital et immanent procède le sentiment religieux qui est également vital et immanent. C’est un commencement de la révélation de Dieu à l’homme.
Appliquant sa pensée à ce phénomène, l’esprit se construit des formules qui y répondent, simples d’abord et vulgaires, puis plus approfondies et plus distinctes qui deviendront le dogme, si le magistère ecclésiastique les adopte. Ces formules sont des symboles qui lui représentent son idée, et des instruments pour l’exprimer. Le sentiment religieux étant naturellement sujet au changement, les dogmes qui y correspondent sont nécessairement soumis à la loi de l’évolution. Toutes ces opérations procèdent de la nature, parce qu’elles sont vitales ; elles ne s’élèvent pas au-dessus, parce qu’elles sont immanentes.
B. — Le croyant moderniste admet l’existence de Dieu, non seulement dans l’idée qu’il s’en fait, mais en dehors de lui, indépendamment de lui. La certitude qu’il en a repose sur l’expérience individuelle : il suffit de se placer dans les conditions requises pour atteindre par une intuition du cœur la réalité même de Dieu. Le sentiment religieux étant partout le même, l’expérience individuelle de Dieu sous quelque forme de religion qu’on la conçoive, est partout également bonne : toutes les religions sont à mettre sur le même pied. La tradition religieuse ne sera que la résultante des expériences individuelles que les hommes s’entre-communiqueront.
En principe, la foi et la raison sont séparées, l’une ayant pour objet l’inconnaissable, l’autre ce qui se peut connaître. Mais les expériences individuelles et les formules qui les concrètent sont des phénomènes connaissables qui relèvent de la science ; elles sont soumises à son contrôle. De là pour la foi la nécessité de se mettre d’accord avec la science : asservissement de la loi à la science, indépendance absolue de la science.
C. — Le théologien moderniste, d’accord avec les principes du philosophe et du croyant, admet l’immanence de Dieu en l’homme et le caractère symbolique des représentations que l’homme se fait des choses divines. Il y ajoute ce qu’on peut appeler la permanence divine : les germes divins émanés d’une conscience première, celle du Christ par exemple, se conservent, vivent et se développent dans les consciences successives qui continuent à vivre la vie de la première. C’est à peu près toute la théologie des modernistes.
Le dogme naît du besoin qu’éprouve le croyant de travailler sur sa pensée religieuse. Les livres saints enregistrent les expériences religieuses les plus remarquables, leurs inspirations sont un besoin plus impérieux pour le croyant de communiquer sa foi. L’Église est le fruit de la conscience collective des croyants dont elle est l’émanation vitale et dont elle dépend ; elle doit adapter sa discipline aux dispositions des esprits et sa doctrine à leurs idées. Elle a sa forme conservatrice dans la tradition et l’autorité, la source de son progrès vital dans les consciences individuelles et dans la liberté de leurs manifestations qui tôt ou tard amèneront l’évolution qu’elles préparent.
D. — L’historien moderniste élimine de l’histoire tout ce qui est divin, en vertu du principe philosophique de l’agnosticisme ; il ne retient que le côté humain, duquel il défalque tout ce qui lui paraît une transfiguration ou une défiguration opérée par la foi. Il reconstitue à sa façon le Christ de l’histoire, l’Église de l’histoire, les Sacrements de l’histoire, en opposition avec le Christ, l’Église, les Sacrements de la foi.
E. — Le critique moderniste accepte les conclusions de l’historien et les principes du philosophe. Il sépare en deux tranches les documents selon qu’il les juge appartenir à l’histoire réelle ou à l’histoire interne créée par la foi. En vertu du principe de l’immanence vitale, il n’admet l’existence première d’un fait qu’au moment où le besoin lui a donné naissance, et son développement que dans les circonstances qui ont réclamé cette évolution vitale du fait originaire. Il appelle à son secours la critique interne pour affirmer que telle chose n’a pas été dite ou écrite parce qu’elle ne pouvait l’être, ou qu’elle n’est pas à sa place, ou que c’est une interpolation : en quoi il applique constamment les principes de l’agnosticisme, de l’immanentisme vital et de l’évolutionnisme.
F. — L’apologiste moderniste veut une apologie nouvelle qui soit en rapport avec les principes et la méthode de la philosophie nouvelle et de l’histoire nouvelle. Deux voies s’ouvrent à l’apologiste moderne : l’une objective, l’autre subjective. La voie objective a son point de départ dans la constatation qu’il y a dans la religion catholique une inconnue dont le germe immanent et permanent, constamment vécu, évoluant sans cesse, a résisté à toutes les causes qui auraient pu la détruire. Il n’y a pas à s’occuper de ce qu’on peut remarquer d’erreurs, de modifications, de contradictions même dans la religion : tout cela était inévitable en vertu de l’adaptation aux temps et aux circonstances des manifestations du sentiment religieux. L’inconnue qui s’en dégage comme une réalité vivante est la religion catholique.
La voie subjective consiste à affirmer qu’il y a dans le fond de la nature et de la vie humaine quelque chose qui postule la religion, la religion catholique, pour le plein épanouissement de sa vie. Des intégralistes se font fort de montrer au non-croyant, caché au fond de son être, le germe même que portait le Christ dans sa conscience et qu’il a légué au monde.
G. — Le moderniste est réformateur. Il faut réformer conformément à ses principes la philosophie, la théologie, les dogmes, l’enseignement catéchistique, les dévotions, le régime dogmatique et disciplinaire de l’Église, les Congrégations romaines, surtout le Saint-Office et l’Index, l’action politique et sociale de l’Église. Il faut mettre les vertus actives au-dessus des passives (Américanisme), ramener le clergé à « l’humilité et la pauvreté antiques » ; quelques-uns même demandent la suppression du célibat ecclésiastique.
Ayant terminé cette exposition de la doctrine moderniste, saint Pie X montre comment l’agnosticisme ferme à l’intelligence la voie qui mène à Dieu, et l’égare dans le sentiment, qui est impuissant à l’atteindre ; comment l’expérience sentimentale ne saurait remplacer l’intelligence ; comment réduire à un simple symbolisme des formules qui se rapportent à Dieu ouvre la porte au panthéisme qui logiquement découle de l’immanence divine. Rien donc d’étonnant que le Pape ait vu dans le modernisme, déjà à cette époque, le rendez-vous de toutes les hérésies et la ruine de la religion catholique.
Cette analyse, faite à grands traits, de la partie doctrinale de l’Encyclique est loin de reproduire tout ce qu’elle contient. C’est pourquoi il faut lire avec grand intérêt cet admirable document de saint Pie X dans son intégralité, car elle est encore aujourd’hui plus que jamais d’actualité.
II. Les causes
Les causes morales qui ont engendré le modernisme sont la curiosité mal réglée de l’orgueil. La principale cause intellectuelle est l’ignorance de la vraie philosophie, de la philosophie scolastique. Une troisième cause qui explique la propagation du modernisme, ce sont les artifices des modernistes :
- pour écarter les obstacles,
- pour mettre en œuvre les moyens qui peuvent le mieux servir leurs vues.
Les obstacles que les modernistes se proposent d’éliminer sont :
- la philosophie scolastique, qu’ils délaissent et décrient ;
- la Tradition apostolique et les saints Pères, dont ils démolissent l’autorité ;
- le Magistère de l’Église, auquel ils reprochent d’être hostile à la science.
Les moyens sont :
- combattre et dénigrer les catholiques qui défendent la doctrine traditionnelle de l’Église, pendant qu’ils comblent d’éloges ses adversaires ;
- faire entrer leur enseignement moderniste dans les séminaires, dans les universités, dans la chaire chrétienne, dans les journaux et revues catholiques, dans les congrès, dans les institutions sociales.
III. Les remèdes
Comme premier et principal remède, saint Pie X ordonne de remettre la philosophie scolastique à la base des sciences sacrées, d’appuyer sur cette base l’édifice théologique et l’étude de la théologie positive ; de cultiver les sciences profanes sans détriment pour la science sacrée.
En second lieu, les évêques doivent écarter des chaires ecclésiastiques et des saints ordres les sujets entachés de modernisme ; veiller à ce que les candidats aux grades théologiques aient fait de bonnes études scolastiques ; défendre aux élèves des institutions catholiques de suivre, pour les matières qui y sont professées, les cours des universités civiles.
En troisième lieu les évêques doivent empêcher dans leurs diocèses la lecture des ouvrages modernistes, et leur publication ; des censeurs seront nommés d’office pour l’examen des ouvrages à publier, et le Nihil obstat du censeur précédera l’Imprimatur de l’évêque. De plus saint Pie X ordonna d’observer l’article xlii de la Constitution Officiorum.
En quatrième lieu, les évêques ne permettront plus, ou que très rarement, les congrès sacerdotaux.
En cinquième lieu, les évêques établiront un Conseil de vigilance qui se réunira tous les deux mois sous leur présidence. Ils auront à surveiller toutes les traces de modernisme dans les publications et l’enseignement ; de même les ouvrages où l’on traite de pieuses traditions et de reliques.
Les évêques et les supérieurs d’Ordres religieux auront à faire relation au Pape de l’observation de ces prescriptions.
Enfin saint Pie X annonce la création d’une institution qui réunira les plus illustres représentants de la science catholique pour favoriser le progrès de la science et de l’érudition.
La synthèse doctrinale, l’analyse des causes et l’arsenal des moyens de combat sont impressionnants de justesse et de puissance. Mais saint Pie X sera-t-il vraiment compris et obéi ?