Le Tyrannicide

La doctrine de l’Église catholique à propos du tyrannicide ne concerne pas un problème moral d’usage quotidien ; elle permet cependant d’éclairer plusieurs principes qu’elle met en œuvre d’une part, et elle est l’occasion de pointer une alarmante désinvolture à l’égard de la doctrine catholique. Explications.

Parcourant le catalogue de La librairie française, je remarque un ouvrage au titre prometteur : Jean Bastien-Thiry, De Gaulle et le tyrannicide — Aspect moral d’un acte politique (éditions des Cimes, Paris 2013), par l’Abbé Olivier Rioult, que je ne connais pas plus que cela. Je commande donc ce livre, espérant y trouver une étude morale sur le tyrannicide à partir d’un cas concret.

Autant le dire tout de suite, ma déception fut grande. La première raison en est que l’aspect moral mentionné dans le titre est à peine évoqué : deux pages générales (8 & 9) en annonçant qu’on va se référer à saint Thomas d’Aquin, deux pages (10 & 11) pour répondre à la question Qu’est-ce qu’un tyran ? en citant saint Thomas d’Aquin ; deux pages (16−18) pour étudier la question de La légitimité du tyrannicide, en citant aussi saint Thomas d’Aquin. Le reste de l’ouvrage consiste principalement en un double procès : procès en canonisation pour le lieutenant-colonel Bastien-Thiry, procès en damnation pour le général De Gaulle. Ce n’était pas cela que je recherchais (Dieu les a jugés en souveraine équité), et ce n’est pas ce qui nous intéresse ici.

La partie évoquant l’aspect moral ne constitue que 10 % d’un opuscule qui compte soixante pages. C’est bien peu pour régler une question aussi grave. D’autant plus que saint Thomas d’Aquin n’est là que pour faire de la figuration, et non pas comme maître de réflexion. Car le second motif de déception est que cette étude morale est bâclée, traitée avec une légèreté pitoyable puisqu’au bout du compte l’auteur, par dilutions successives, prend le contre-pied de l’enseignement du Docteur Angélique.

Saint Thomas refuse toute légitimité morale au tyrannicide : « Si l’excès de la tyrannie devenait intolérable, quelques-uns ont cru qu’il reviendrait au courage des hommes qui s’en sentent la force de tuer le tyran et de s’exposer à des périls mortels pour la libération du peuple. […] Mais cela n’est pas conforme à la doctrine des Apôtres (I Pet. ii, 18). […] Ce serait en effet dangereux pour le peuple et ses chefs si des hommes, par leur action privée (privata præsumptione) entreprenaient de tuer les gouvernants, fussent-ils des tyrans. […] Si chacun pouvait, à son gré, attenter à la vie d’un roi, il y aurait plus de danger à sacrifier un roi qu’il n’y aurait d’avantage dans la mort d’un tyran. On voit donc mieux que contre la malfaisance des tyrans, ce n’est pas par les entreprises de quelques particuliers qu’il faut procéder, mais par l’autorité publique » (De Regimine principum, I, 6).

Car saint Thomas distingue soigneusement le tyrannicide de l’insurrection légitime. Le premier n’est jamais permis parce qu’il demeure un acte d’ordre privé (même s’il est le fait de plusieurs et dans l’intention du bien public) ; la seconde peut être permise à des conditions très strictes.

Parmi ces conditions, les auteurs mentionnent le fait que la tyrannie doit être manifeste aux yeux de la pars sanior (les gens sages et honnêtes) de la société et qu’il y ait des chances raisonnables de succès (voir par exemple Castelein, Institutiones philosophiæ moralis et socialis, 1899). C’est que l’insurrection légitime ne peut en aucun cas être un acte d’ordre privé ; il faut qu’il soit assurément un acte de la société, dont l’autorité est, de ce point de vue, une fonction. C’est la société elle-même qui peut rejeter le tyran. Une personne ou un groupe particuliers ne peuvent le faire en leur nom propre (mais ils peuvent en avoir l’initiative).

Bastien-Thiry semble confondre les deux choses en légitimant le tyrannicide par la conjecture que la réussite sera le point de départ d’une réaction vitale de la société. C’est avouer qu’il ne s’agit pour l’heure que d’un homicide qui ne s’élève pas au-dessus d’une action de « justice » privée. Mais cela n’empêche pas notre moraliste d’occasion d’acquiescer, en affirmant que « le colonel Bastien-Thiry et son équipe n’agissaient pas en leur nom propre mais au nom d’une élite nationale… ». Non seulement ce n’est qu’une supposition, mais c’est confondre la nature d’un acte et le résultat qu’on en escompte, c’est montrer qu’on a du mal à concevoir ce qu’est la société.

Cela laisse pantois. Autant légitimer le larcin chaque fois qu’on peut s’entretenir dans l’imagination que le volé renoncera à son droit de propriété.

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